HINTERLAND
Série photographique, 2016-2017

Fermont et Schefferville sont deux seules villes du Québec- hors communautés autochtones - situées au-delà du 52e parallèle Nord, dans le comté de Caniapiscau, à la lisière du Nunavik (Canada). Fondées par des compagnies minières à plusieurs décennies d’intervalle, l’histoire de ces deux villes “champignon” raconte l’apogée, le déclin et les soubresauts de l’industrie minière au Québec.








Port-Cartier.
À plusieurs centaines de kilomètres au sud de Fermont et Schefferville, on tombe sur le village de Port-Cartier, situé sur la route 138, au bord du fleuve Saint-Laurent. Comme Reginald, de nombreux habitants de la Côte-Nord sont partis de la Gaspésie dans les années 1970 pour travailler dans les mines de la rive nord du Saint-Laurent et de manière saisonnière, dans celles de Fermont ou de Schefferville, encore plus au Nord. Un voisin de Réginald me confie : “Au début je braillais à la vue des épinettes et des roches...Mais avec le temps, on s’est acclimatés.”




Sept-Îles.
À quelques kilomètres de Port-Cartier, toujours au bord du fleuve Saint-Laurent, on tombe sur la ville de Sept-Îles. La petite agglomération a bondi démographiquement à partir des années 1950, suite à l’essor du développement minier dans la région de Schefferville, à plus de 400 kilomètres au Nord. La communauté autochtone de Sept-Îles a peiné pour conserver son emplacement, enclavé dans la ville. De nombreux Innus de Uashat mak-Mani-utenam ont de la famille dans les communautés autochtones autour de Schefferville, dans le Nitassinan (notre terre, en innu aimun). Si aujourd’hui ils s’y rendent en train ou en avion, durant des siècles, cette longue distance était parcourue en canots et en portages, à chaque fin d’été et début de printemps. 




Mont-Wright, Fermont.
À plus de 500 kilomètres au nord du fleuve Saint-Laurent se trouve la ville minière de Fermont. Elle a été construite à quelques kilomètres de la mine du Mont-Wright, où sont exploités à ciel ouvert plusieurs gisements de minerai de fer depuis le milieu des années 1970. Anciennement détenue par la Compagnie minière Québec Cartier, la mine est aujourd’hui exploitée par ArcelorMittal. Plusieurs autres compagnies minières exploitent des gisements voisins.




Employé d’Arcelor Mittal, Mont-Wright.
Les habitants de Fermont sont en grande majorité employés par les compagnies minières. Pour autant, derrière cette uniformité apparente, la population fermontoise se divise en deux, voire trois catégories de résidents : ceux qui sont nés à Fermont et qui y demeurent avec leur famille ; ceux qui y passent seulement plusieurs semaines par mois, en“Fly-in, Fly-out”(fifo); et ceux qui viennent de s’y installer, mais qui rêvent bien souvent de passer en “fifo” à leur tour. 




Fermont.
À Fermont, les choix de logements varient de la maison familiale au bungalow colocatif ou à l’appartement situé dans l’énorme complexe résidentiel à l’entrée de la ville. La plupart des résidents temporaires sont logés dans un édifice qui leur est réservé. Les Fermontois louent leurs logements à la compagnie minière ArcelorMittal. Deux années après leur retraite au plus tard, ils devront généralement quitter leur habitation. Beaucoup de résidents doivent également quitter leur logement suite à une rupture ou un divorce. La ville de Fermont est majoritairement peuplée par des hommes.




Fermont.
Les rues de Fermont sont relativement vides avant 16h, mis à part quelques familles ou adolescents qui y circulent. Les familles installées à Fermont et les quelques adolescents que l’on rencontre en ville rompent avec l’image convenue de Fermont perçue comme simple “camp de travail”. Certains jeunes fermontois ne se voient pas vivre au sud, tandis que d’autres attendent impatiemment de pouvoir partir. 


 

Fermont.
Mozart Gagné et son chien Zeus vivent dans le “mur” de Fermont : un énorme complexe résidentiel construit à l’entrée de la ville pour faire barrage aux vents du Nord. Bâtie en 1974, sur le modèle de villes minières suédoises, la ville de Fermont a accueilli dès ses débuts plusieurs familles de travailleurs miniers, déplacées suite à la fermeture de Gagnon, une ancienne ville minière à quelques centaines de kilomètres au sud de Fermont.

Si la fière devise de Fermont est “Faire front, faire face”, plusieurs langues déliées la remplacent plutôt par :” Gagnon nos vies, Fermont vos gueules”, liant avec ironie l’histoire de deux villes minières qui se sont succédé. Ultimement, Fermont suivra un jour la même voie que sa grande soeur, fermée au milieu des années 1980. Environ 2500 résidents permanents vivent aujourd’hui à Fermont. Leur nombre a chuté d’un tiers depuis les 30 dernières années. 




Dans le “mur” de Fermont.
Mozart fait sa méditation quotidienne dans son appartement, en plein coeur du “mur”. À la retraite anticipée après un accident de travail, il redescendra dans quelques mois vers sa ville d’origine, Rimouski, sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent. À 65 ans, il a passé plusieurs décennies dans la ville minière :“J’aime ça icitte”, mais pour beaucoup de travailleurs, Mozart me confie que Fermont c’est un peu comme une prison :“ils ont hâte d’avoir fini leur temps.”



Dans le “mur” de Fermont.
Au hasard des couloirs du “mur” de Fermont, qui courent sur près de 1,3 kilomètre de long, on croise surtout des employés qui vont et qui viennent au grè des “shift’ de travail : aux 8 ou 12h. On croise parfois de jeunes adolescents ou des enfants qui animent le silence fantomatique de cet énorme édifice de béton.




Dans le “mur” de Fermont.
Aux étages inférieurs du “mur”, c’est un peu le centre-ville. On y trouve la majorité des commerces et des services de Fermont : du magasin de meubles jusqu’à la piscine, la maison des jeunes ou la garderie pour enfants. À la coopérative Métro, les prix demeurent relativement élevés comparativement aux tarifs en vigueur plus au sud. Les rabais sont réservés aux membres, qui sont généralement les résidents permanents de Fermont. 




Dans le “mur” de Fermont.
Cette jeune employée vend des ailes de poulet congelées pour une nouvelle enseigne qui vient de s’installer dans le “mur”. Elle est venue rejoindre son copain qui vit et travaille à Fermont.




Fermont.
Matthieu est originaire de Nouvelle-Calédonie, une collectivité française du Pacifique. Après une formation en technique minière au Québec, il a trouvé son 1er emploi à Fermont où il vit comme résident “permanent”. Sa copine demeure à Sept-Îles et il espère bientôt passer en “fly-in, fly-out” pour la rejoindre plus souvent. La possibilité du fly-in, fly-out n’existe que depuis une dizaine d’années à Fermont. Elle a été beaucoup contestée par les résidents, mais la formule s’avère gagnante face au faible attrait de Fermont pour les nouveaux travailleurs. Les tensions se font parfois sentir entre les résidents permanents et ceux temporaires, perçus comme de simples “passagers” qui ne contribuent pas à l’essor de la ville.



Labrador City, Province de Terre-Neuve-Labrador : campement des travailleurs de l’Iron Ore Company et de la compagnie de chermin de fer QNS&L.

La ville de Fermont est située en lisière de la province de Terre-Neuve Labrador. La délimitation des frontières des deux provinces canadiennes a longtemps été source de litige. Aujourd’hui, la ville de Labrador City, située à 28 kilomètres de Fermont, est trois fois plus populeuse que sa voisine québécoise. La plupart des résidents de Labrador City sont originaires de l’île de Terre-Neuve et sont majoritairement anglophones. Ils travaillent pour l’Iron Ore Company, à quelques kilomètres.  Une grosse proportion de travailleurs philippins y habite également depuis quelques années. Beaucoup de résidents de Fermont vont à Labrador city pour y faire leurs courses, car les coûts sont moindres qu’à Fermont.




Train Tshiuetin.
Pour se rendre à Fermont, la majorité des travailleurs effectue le voyage en avion, en atterrissant à l’aéroport de Wabush, à quelques kilomètres de Labrador city. D’autres montent en voiture par la 389, traversant près de 600 kilomètres sur une des routes les plus accidentées du Québec. Une autre option : prendre le train jusqu’à la ville de Schefferville et attraper la route 500 à mi-chemin, de la station Emeril en direction de l’Est, jusqu’à Fermont. À part les employés du chemin de fer QNS&L, personne ne se rend à Fermont de cette manière...




Train Tshiuetin.
Le chemin de fer qui se rend de Sept-Îles jusqu’à Schefferville traverse les territoires autochtones durant près de 12 heures, souvent plus. De nombreuses familles d’Innus descendent du train à différentes étapes du trajet pour rejoindre leurs camps de chasse. D’autres vont jusqu’au bout du voyage, pour rentrer chez eux ou rendre visite à leurs proches : à Matimekush Lac-John ou Kawawachikamach, les deux communautés autochtones voisines de Schefferville. Une alternance de circulation permet de faire voyager les wagons de “fret” qui transportent du minerai ou de la marchandise entre Schefferville et Sept-Îles. La première partie du voyage est assurée par les employés de la compagnie minière de l’Iron Ore (IOC). La seconde partie est assurée par la compagnie ferroviaire autochtone Tshiuetin (vent du Nord). Lorsque la mine de Schefferville a fermé, trois communautés autochtones ont racheté une partie du chemin de fer pour pouvoir continuer d’utiliser l’unique transport terrestre qui mène à Schefferville, bien plus abordable que le transport aérien. 




Train Tshiuetin.
Jean-Louis Ambroise est un innu de Sept-Îles. Il se rend avec son petit-fils à son camp de chasse familial à quelques heures au nord de Sept-Îles. Il a travaillé 32 ans à Schefferville, pour la compagnie Iron Ore, jusqu’à sa fermeture en 1982.


De l’ouverture du chantier minier de Schefferville en 1953 jusqu’à la fermeture de la mine en 1982, de nombreux trappeurs autochtones innu et naskapi se sont engagés auprès de l’IOC, le prix des fourrures étant trop bas pour survivre et les ressources animales de moins en moins accessibles. Leurs conditions de travail à l’IOC étaient plus précaires que celles de leurs collègues québécois. Pour autant, plusieurs familles d’autochtones se sont installées à Schefferville durant la phase de construction de la ville et du chemin de fer, au plus près de leurs territoires traditionnels, combinant emploi salarié, trappe et chasse. Malgré les tentatives du gouvernement d’évincer les résidents autochtones de Schefferville à la fin de la phase de construction, plusieurs familles résistent et la communauté autochtone de Matimekush-Lac-John est officiellement érigée en 1972, enclavée dans la ville de Schefferville. Près de dix années plus tard, la communauté naskapi de Kawawachikamach voit à son tour le jour, à quelques kilomètres.




Ancienne carrière de fer de l’IOC, Schefferville.
Les gisements de fer de la région de Schefferville ont été découverts en 1937 par le trappeur innu Mathieu André. En quelques décennies, à la suite de projets de loi adoptés par le gouvernement québécois, ils deviennent les réservoirs de plusieurs grandes grandes aciéries américaines.




Schefferville.
Dans les années 1970, au plus fort des activités minières, l’agglomération de Schefferville et les communautés autochtones voisines comptaient environ 5000 habitants. 1/5 étaient des Québécois non autochtones. Lorsque la minière IOC cessa ses activités en 1982 face à une baisse de demande et l’émergence de nouveaux pays producteurs, 90% de la population non autochtone quitta la ville. Sur un scénario identique à celui de Gagnon, fermée trois ans après Schefferville, l’IOC rasa la quasi-totalité des maisons et infrastructures de la ville : piscine, hôpital, bibliothèque... Les communautés autochtones qui demeurèrent sur place, proches de leurs territoires ancestraux, vécurent amèrerement cet épisode.




Schefferville.
Une bonne partie des commerces et services (taxis, ambulances...) qui existent à Schefferville sont la propriété de Gille Porlier. Au lendemain de la “fermeture” de la ville, ce travailleur gaspésien décide de racheter plusieurs édifices à l’IOC. Malgré une diversification des commerces ces dernières années, de nombreux Innus considèrent que l’entrepreneur possède encore une mainmise sur l’économie de la ville.




Tata Steel Minerals, région de Schefferville.
Au tournant des années 2010, après près de 30 années d’inactivité minière dans la région de Schefferville, de nouveaux investisseurs indiens et canadiens entreprennent de reprendre l’exploitation des anciennes mines d’Iron Ore face à l’accroissement de la demande en fer. Propulsée par les investissements du gouvernement québécois, la minière Tata Steel Minerals relance l’exploitation et la transformation du minerai de fer à Schefferville. La compagnie devra signer une entente sur les répercussions et avantages (ERA) avec les deux communautés innu et naskapi.




Conseil de bande de Matimekush-Lac-John.
Plus de 30 ans après le départ de l’IOC, le pouvoir politique des Innus de Schefferville s’est accru : les nouvelles minières ne peuvent plus s’implanter en territoire autochtone sans passer par les tables de négociation. L’entente conclue avec Tata Steel Mineral a permis à la communauté innue de Schefferville (Matimekusk-Lac-John) et celle de Sept-Îles (Uashat mak Mani-Utenam) de s’assurer que la nouvelle industrie bénéficierait également aux Innus, en termes d’emplois et de revenus. Parallèlement, les deux communautés innues lancent une poursuite judiciaire à l’encontre de l’Iron Ore Company - aujourd’hui Rio Tinto-IOC - pour violation de leurs droits ancestraux.




Innutel, Schefferville.
Le conseil de bande de Matimekush-Lac-John a investi dans plusieurs entreprises : construction, machinerie, hôtellerie... Une travailleuse de passage à Schefferville loge à l’hôtel Innutel, construit par la communauté innue en 2014. La majorité des clients de l’hôtel travaillent pour Tata Steel Minerals. 




Tata Steel Minerals, région de Schefferville.
Les travailleurs de Tata Steel Minerals sont en grande majorité originaires de Terre-Neuve. Contrairement au premier modèle minier qu’a connu Schefferville, ces travailleurs ne sont présents à l’usine que quelques semaines par mois. La majorité d’entre eux demeurent sur le site minier, dans des blocs résidentiels aménagés pour eux. Quelques Innu et Naskapi font également partie des équipes de Tata Steel Minerals, mais ils demeurent peu représentés dans ce secteur d’emploi.





Tata Steel Minerals, région de Schefferville.
Fin juillet 2018, des membres de la communauté de Matimekush-Lac-John bloquent l’accès à la mine suite à des déversements d’eau polluée dans plusieurs cours d’eau de la région. La continuité des activités de subsistance est constamment mise en difficulté par l’exploitation minière. 
 



Région de Schefferville.
Les poussières de fer rougissent les bancs de neige sur plusieurs kilomètres autour de la mine. Répétant un scénario identique à celui des premières heures de Schefferville, les hordes de caribous disparaissent de la région, fuyant la pollution et les nuisances sonores causées par les mines. Si les communautés autochtones bénéficient aujourd’hui des revenus générés par les minières et parviennent à se faire entendre comme un “acteurs” clé du Moyen-Nord québécois, l’équilibre entre les “répercussions” et  les “avantages” de l’industrie minière demeure particulièrement fragile pour ces populations qui habitent continuellement le territoire, quelles que soient les fluctuations des cours des métaux sur le marché mondial et au fil du temps.











© Annabelle Fouquet – 2024